Depuis le premier confinement, j'ai entamé un processus anti-casaniérisme parasite qui consiste à ne pas me laisser envahir par des pop-ups de repli social dès qu'un rassemblement humain s'invite dans mon quotidien. Je m'ouvre à mon prochain. La semaine dernière, alors que je sirotais un demi par convention, j'ai donc fait appel à mes comparses pour trouver l'inspiration quant à mon prochain sujet d'article, et c'est là que s'est offerte à moi l'évidence, devant mes yeux, posée négligemment sur cette table en bois robuste : la planche mixte.
D'abord, pourquoi a-t-elle gagné le monopole de l'apéro dans tous les établissements de beuverie de France ? Si on parle de charcuterie et de fromage réunis couenne contre croûte, oui, c'est vrai qu'il n'y a pas photo, c'est un match (presque) parfait. Mais cette love story résulte d'une tendance tellement progressive qu'on ne parvient pas vraiment à comprendre l'origine de ce qu'est devenu aujourd'hui la base de la convivialité entre couillasses réunies autour d'une table-tonneau (cette infamie). Partager de quoi ne pas se nourrir pour accompagner de la vinasse et renforcer son bide à bière est arrivé à peu près au moment du concept de l'afterwork, ce mot de l'enfer collé à toutes les bouches des open-spaces du pays. C'est encore un truc qui nous est venu des States, et bien évidemment la séduction a été immédiate, et perdure tellement qu'on a l'impression qu'elle ne nous a jamais quittés, cette planche mixte inscrite à la craie à côté des tapas décongelés et des tarifs d'Happy Hour. On pourrait facilement conclure que notre pays est une formidable promesse de réappropriation, que les Céfrans ont chipé ce qu'il y avait de plus fun dans les rassemblements post-tableur excel et machines à café pour y ajouter leur french-touch signature culinaire en mode malynx le lynx, regardez les Amerloques, tout ce qu'on touche devient de l'or en baguette.
Mais avec un peu de recul, on le sait au fond de soi : l'invasion de la planche mixte a ouvert la porte insoupçonnée des enfers. Ce qui n'était au début qu'un boom d'invitation au plaisir cochon et à se pourlécher les babines a pris des allures de chaos. Commander une planche mixte, c'est prendre un pari risqué pour tout le groupe ; c'est construire involontairement des attentes, c'est entrevoir la possibilité d'une déception (lourde de conséquences). La planche peut-être insipide, ridicule, scandaleuse de manque de panache. Mais elle peut arriver gargantuesque, spectaculaire de variétés, savoureuse, et l'on attend, et l'on ne sait pas, et la machine est déjà enclenchée ; l'arrivée de la planche mixte a déjà une emprise sur tout le mood de la bande attablée. Et puis c'est souvent la plus chère. Mais d'ailleurs, qui va le payer, cet amas de gras sur bois ? Parce que si la planche trigger notre anxiété de l'inconnu et notre peur de la déception, c'est aussi un bon déclencheur de discorde sociale, un déstabilisateur d'entente basée sur une consommation individuelle inégale. Finalement la planche mixte, c'est une métaphore de notre propre existence, à coups de plaisirs impulsifs, d'embûches et de compromis. Sur ce raisonnement fortuit, je reprends ma thérapie pro-foule, entre deux tranches de mortadelle et un quignon rance.
Par Vanille Delon.